Créer avec Milo Rau

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Créer avec Milo Rau

Entretien avec Sébastien Foucault par Nancy Delhalle

 

L’acteur belge Sébastien Foucault poursuit une collaboration avec Milo Rau. Nous lui avons demandé d’évoquer son travail avec le metteur en scène et son expérience des processus de recherche et de création.

Nancy Delhalle : Quand et comment as-tu rencontré Milo Rau ?

Sébastien Foucault : J’ai rencontré Milo Rau en 2011 à l’occasion d’un casting qu’il organisait pour Hate Radio. Il cherchait des acteurs et ne fournissait pas seulement un descriptif du personnage, mais également de l’ensemble du projet, ainsi qu’une présentation des recherches qui avaient déjà été entamées, notamment quant à l’idée de créer une émission de radio, de construire un studio, et des séjours au Rwanda. Cela correspondait à mon désir de théâtre : articuler une enquête sur le terrain, la représentation sur scène et un témoignage sur la recherche menée. A ce moment-là, je n’étais pas vraiment disponible mais j’ai eu l’envie de rencontrer ce groupe. Et, plus que de jouer une scène, nous avons discuté et ce fut un échange de points de vue politiques et sociologiques. Une rencontre assez fraternelle… J’ai quand même proposé quelques extraits théâtraux et je me suis rendu compte que l’important était de rester proche de soi, de réfléchir en scène quand on interprète. Quelque chose s’est passé entre nous. Après, Milo Rau m’a proposé le rôle. Au-delà d’une rencontre artistique, la dimension fraternelle a été d’emblée importante. Au-delà de la démonstration des possibilités des outils artistiques, je pense que nous avons très vite désiré nous connaître davantage et collaborer. Milo fonctionne plutôt comme cela.

Nancy Delhalle : A ce moment-là, où en es-tu de ton parcours ? Tu es sorti de l’ESACT (École Supérieure d’acteurs du Conservatoire de Liège en Belgique) ?

Sébastien Foucault : Oui et je collabore beaucoup avec Françoise Bloch1. Très vite, au sein de l’École puis à travers les travaux avec Françoise, je me suis spécialisé dans le théâtre à caractère documentaire. J’ai toujours été intéressé par ce type de théâtre. Mes études littéraires ou philosophiques me paraissaient trop analytiques, trop conceptuelles : j’avais besoin de terrain, de corps, de la coprésence des corps, de l’articulation de points de vue différents et j’avais l’impression que c’était au centre de tout cela que quelque chose pouvait se dire, se raconter. Avec Françoise Bloch, aller interviewer les personnes sur les sujets dont on allait ensuite parler dans les pièces était déjà capital. Milo Rau, avec l’IIPM (International Institute of Political Murder), s’inscrivait dans une réflexion de groupe, celle d’un « institut » qui, dans sa démarche, avait quelque chose de radical. Pourquoi ce groupe a-t-il choisi de créer Hate Radio ? A l’époque, dans les années 2000, Milo Rau mettait en scène des fictions et il avait reçu la commande d’une fiction à partir de la tragédie rwandaise. Or, ce qu’il écrivait lui semblait toujours en-deçà de la réalité. C’est en allant enquêter, en essayant d’articuler des éléments issus de la réalité que dix ans plus tard, il arrive à dessiner une ligne de sens. Plutôt que d’inventer une fiction à partir du réel, il s’agira donc désormais d’enquêter, de se déplacer sur les lieux, de rencontrer les gens et de trouver comment cadrer le réel pour que quelque chose surgisse. Lorsque je me retrouve dans ce casting à Bruxelles, Milo Rau est dans sa période de reenactment : il a déjà créé Les derniers jours de Ceausescu, une reconstitution du procès des époux Ceausescu. Pour Hate Radio, il s’agissait d’être au plus proche de ce qu’était cette radio (Radio Télévision Libre des Mille Collines – RTLM), de reconstituer le lieu, ce qui s’y disait, les langues (kinyarwanda et français). Et pour trouver des acteurs rwandais, Milo Rau est venu faire des castings en Belgique, ancien pays colonisateur. Il a aussi beaucoup dialogué avec Dorcy Rugamba qui a créé la première version du rôle de Kantano (le plus célèbre de tous les animateurs de la RTLM à l’époque), avant de céder le rôle à Diogène Ntarindwa. Dorcy Rugamba a par ailleurs contribué à la dramaturgie et parfois servi de fixeur, selon le terme utilisé en journalisme, au Rwanda. Mais le fondement de la démarche est d’abord l’enquête sur le terrain, la rencontre avec les gens. Des travaux scientifiques, notamment historiques, ont aussi été beaucoup utilisés.

Nancy Delhalle : Comment se fait le travail d’enquête ? Milo Rau se dit élève du sociologue Pierre Bourdieu, comment l’enquête est-elle préparée et menée ?

Sébastien Foucault : Cela évolue au fil du temps. Derrière le nom de Milo Rau se cachent de précieux collaborateurs. Il ne peut évidemment pas tout prendre en charge. D’où la nécessité d’être entouré d’un groupe structuré constitué de dramaturges, d’assistants, d’un scénographe, de producteurs et de comédiens-chercheurs. C’est ça l’IIPM (même si les choses sont en mutation depuis la prise de fonction de Milo Rau à la direction du théâtre de Gand). Il définit les grandes lignes et ses collaborateurs préparent le terrain : ils cherchent la documentation, les lieux où se rendre, les personnes à interviewer, etc. Personnellement, avant d’interpréter un rôle sur le plateau, pour me sentir légitime (par rapport au sujet mais aussi au fait de jouer) et pour découvrir ce que je vais avoir envie de dire, de faire et comment le faire, j’ai besoin de participer aux recherches dramaturgiques et surtout aux enquêtes de terrain. D’autres acteurs ne participent pas à cette phase mais partagent leur savoir-faire ou leurs expériences en lien avec le sujet au cours des répétitions. Nous n’avons donc pas tous les mêmes fonctions et c’est cela qui rend le travail extrêmement riche.

Par exemple, pour La Reprise, Histoire(s) du théâtre (I) le point de départ était très large, il s’agissait de traiter de la violence. Mais intuitivement, nous savions qu’il allait falloir trouver un cas, une personne, un lieu pour concentrer toute la recherche. En collaboration avec la dramaturge Eva-Maria Bertschy, Milo Rau décide de travailler sur le cas Ihsane Jarfi. Eva-Maria va ensuite s’informer, tenter de trouver les personnes les plus intéressantes à rencontrer, va les appeler. Pour le milieu liégeois, il est arrivé que ce soit moi qui fasse ce travail. Nous rencontrons ensuite ces personnes, nous les interviewons et là, chacun va avoir des postures différentes. En l’occurrence, moi, je sais que je vais jouer sur le plateau, interpréter et lorsque j’écoute la personne que j’interviewe, je suis dans un rapport d’identification. Je me demande comment me représenter ce que la personne me raconte et je vais demander beaucoup de précisions, de détails. Ainsi lorsque je devrai dire ces mots-là, j’aurai incorporé des images, des mots, des souvenirs, une manière de parler et aussi le chemin rythmique et émotionnel de la personne.

Nancy Delhalle : On touche ici à ce que Milo Rau désigne par « écriture collective », précisant que le théâtre n’est pas un produit mais un processus de production. Une démarche qui n’exclut pas la visibilité du metteur en scène. En effet, Rau souligne que, dans sa démarche de travail collectif, les participants ne se connaissent pas nécessairement à l’avance, à la différence des créations collectives issues de groupes sortis d’une même école, par exemple. Vous apparaissez donc comme des co-créateurs mais est-ce à partir d’un consentement collectif de base ou êtes-vous chacun dans une autonomie quant à l’orientation prise ? Ainsi, si tu trouves qu’une personne est intéressante à interroger, en réfères-tu d’abord au groupe et est-ce soumis à la décision de Milo Rau ou mènes-tu en toute indépendance ta part de création ? De même, pour construire l’enquête, disposez-vous d’un protocole établi préalablement ou es-tu entièrement libre ? Comment les co-créateurs cheminent-ils en relation avec le travail d’ensemble ?

 Sébastien Foucault : Nous avons une grande autonomie. Un peu à l’instar de la démarche de Bourdieu, nous essayons de faire surgir chez la personne quelque chose qu’elle ne sait pas qu’elle sait. Tous, en fonction de nos points de vue respectifs, nous allons chercher à faire apparaître cela mais à partir du prérequis que la personne accepte de parler de tel ou tel sujet. Pour ma part, je préfère essayer de guider l’entretien pour que la personne soit plutôt en contact avec sa mémoire, avec ses souvenirs, qu’elle décrive ses paysages intérieurs. Elle sera alors face à quelque chose qu’elle connaît, ce qui est différent lorsqu’elle est confrontée à des discours ou des opinions. Ainsi, son point de vue sur le monde, ses positions, on les lira à travers sa manière de décrire ses souvenirs. Mais je me demande aussi comment « emmener » la personne pour que, tout à coup, ce soit elle qui ait envie de raconter cette histoire, de prendre la parole, qu’elle trouve important, par rapport à ce que nous cherchons, de nous raconter cela.

Nancy Delhalle: Réécoutez-vous ensemble toutes les interviews ?

Sébastien Foucault : Non, un protocole s’est affirmé au fil du temps : nous enregistrons la plupart des entretiens (sauf quand ils ont lieu en prison) et au cours de l’interview, un assistant prend des notes, donne des titres aux différentes phases de l’interview et inscrit le minutage. Ensuite Milo et sa/son dramaturge se concertent pour savoir ce qui doit être impérativement dérushé (par un assistant, maintenant que les moyens financiers le permettent). Parfois l’un des acteurs estime que telle ou telle phase de l’interview est importante et la propose également au dérushage. Cela constituera une série de documents dans lesquels nous pourrons puiser. Aujourd’hui que Milo est directeur d’une institution publique, le NTGent, cette démarche intègre le fait que ces documents puissent être rendus publics. De même pour les répétitions. Ces nouveaux modus operandi, je ne les connais pas encore très bien puisque jusqu’ici mon expérience est liée à l’IIPM, groupe indépendant suisse allemand qui n’avait pas la même mission par rapport à la ville qu’une institution comme le NTGent qui appartient aux citoyens.

Nancy Delhalle : Pour Milo Rau, un spectacle est toujours un peu un « work in progress ». Il peut être retravaillé en permanence. Mais ce que l’on va raconter se fixe bien du point de vue artistique, quant aux formes qui vont être utilisées, et aussi du point de vue socio-politique, quant aux prises de position qui vont être réfractées par le spectacle. Ceci est-il discuté collectivement ou s’agit-il en somme du résultat qui appartient au public ? Plus précisément, les affinités socio-politiques entre vous guident-elles ces prises de position ou cela fait-il l’objet de débats ?

Sébastien Foucault : Une des forces de Milo Rau est de chercher des personnalités, y compris de créateurs, qui sont extrêmement différentes. Nous représentons une collectivité d’individus singuliers qui cherchons une sorte de grammaire commune – mais, pendant le processus créatif, il y a bien sûr de nombreux débats. Parfois très houleux. Dans The Civil Wars, le premier volet de la trilogie européenne, le processus de débat quant au contenu, quant aux formes, à la situation de jeu, à la question de la représentation physique sur scène et tout particulièrement quant à une esthétique fondée sur une dramaturgie du récit plutôt que sur celle du reenactment, fut très intense. Nous étions quatre comédiens avec quatre approches différentes du politique, avec des langues différentes, des types de travail d’acteurs différents, des cultures de la représentation différentes. Et cela a permis que quelque chose surgisse. Par exemple, nous avions enquêté sur les jeunes qui partaient faire le djihad en Syrie et nous avions l’idée d’interpréter des personnages, de jouer des morceaux d’interviews. Or, dans le processus de répétition, Sara De Bosschere est amenée à rencontrer une mère dont le fils est en partance. Elle se trouve fortement touchée par cette rencontre et éprouve une grande empathie pour cette femme. Mais il est pour elle hors de question de prendre les mots et d’essayer de reproduire les émotions sur scène, sachant en outre que cette personne n’a encore aucun recul. De ce type de refus naît une dynamique de recherche qui nous amena à nous questionner sur la façon de parler de cette douleur sans la reproduire directement, sans réinterpréter les mots de cette femme. D’une série d’obstacles vont naître de nouvelles formes.

Mais, un peu à la manière des peintres de la Renaissance, c’est le « maître » Milo Rau qui décide de faire le deuxième et le troisième tableau du triptyque dans des formes proches, en jouant sur le casting. Dans un cadre esthétique et formel plus ou moins prédéterminé, il se demande alors quelles personnalités et quels récits entrecroiser pour créer cette fresque. Milo Rau ne peut réinventer en permanence et il réutilise certaines formes pour cadrer la réalité. La Reprise reprend ainsi des éléments de Five Easy Pieces quant à la technique de distanciation notamment.

Nancy Delhalle : Sur la question du sérieux au et du théâtre, on relève une certaine ambivalence chez Milo Rau. Il déclare qu’en tant qu’artiste, on ne se prend pas au sérieux mais surtout qu’on n’est pas pris au sérieux et que l’on peut donc pénétrer dans des endroits difficiles comme les zones de guerre. Mais il affirme aussi que l’activisme et l’art doivent prendre la place de la politique qui, selon lui, est trop lente. Quel est au fond, selon toi, l’engagement de ce théâtre ? De quel type d’engagement s’agit-il dans la mesure où, avec l’idée d’activisme, on quitte l’orbe du divertissement que Brecht maintenait encore avec la conception du théâtre comme « divertissement pour l’ère scientifique » ? Quels sont les effets du théâtre de Milo Rau, sur toi, sur les gens et les spectateurs que vous rencontrez ?

 Sébastien Foucault : Si je ne considère que certains travaux auxquels j’ai participé, à chaque fois, des dimensions politiques dépassent l’objet artistique. Du point de vue rwandais, Hate Radio est un acte de politique mémorielle. Comment re-écouter, reconsidérer, démonter les mots qui ont tué, sans blesser à nouveau ceux auxquels ils s’adressaient ? Dans Hate Radio, nous incarnons des animateurs radio qui ont incité au génocide et nous les citons mot pour mot. Des mots qui sont aujourd’hui interdits au Rwanda. Combien de temps a-t-il fallu aux européens pour publier une version annotée de Mein Kampf ? J’ai été fort touché quand un grand historien rwandais a dit, après avoir vu la pièce, qu’elle contribuait à maintenir vivante la mémoire du génocide au Rwanda. The Civil Wars a été créée au moment où en France, par exemple, on entendait de la bouche du premier ministre qu’essayer de comprendre les jeunes qui partaient faire le Djihad en Syrie ou en Iraq, c’était déjà les excuser voire les encourager… Nous, nous tentions non seulement de les comprendre, mais aussi de comprendre ce qui, dans notre société, nous poussait à détruire ou à s’auto-détruire. Dans La Reprise, Histoire(s) du théâtre (1), le simple fait que des gens venant d’horizons sociaux, politiques et culturels différents s’inventent une grammaire théâtrale commune au point de ne plus distinguer qui est l’amateur et qui est le professionnel me semble un acte très intéressant sur le plan politique.

Nancy Delhalle : Milo Rau insiste beaucoup sur l’inscription sociale des spectacles et du processus de travail : lui-même ou toute l’équipe arrive bien en amont des premiers moments de préparation des spectacles sur les lieux où vous allez recueillir des documents ou pour prendre des contacts avec ce que Rau appelle des experts ou, comme au Congo, pour mettre en place des petites structures de production… La question de la localisation, de la spatialité, paraît donc assez importante. Dans les expériences que tu as vécues, quel type d’inscription sociale parvenez-vous à avoir ? Êtes-vous les artistes de théâtre européens qui venez toujours un peu de l’extérieur ou parvenez-vous à vous nouer dans le tissu social ?

Sébastien Foucault : Une des manières de déjouer la position de l’« l’artiste européen qui débarque de l’extérieur avec sa morale et ses bons sentiments », est de nous associer presque systématiquement avec des intellectuels et/ou des artistes qui habitent ou viennent du pays dont il est question, qui ont un rapport avec les crimes auscultés et qui ont parfois même une place importante au sein du tissu social. Diogène Ntarindwa, par exemple (qui incarne le rôle de Kantano dans Hate Radio, une pièce particulièrement sombre) est l’un des comiques les plus reconnus au Rwanda. Pour Compassion 2 (pièce inachevée), nous étions en Israël et en Palestine et nous rencontrions cinq ou six personnes par jour, des activistes, des politiques, des artistes, des travailleurs sociaux, dans des endroits différents. Dans un premier temps, c’est donc une enquête plutôt sociologique, pour essayer de comprendre le lieu, la ville. Pour La Reprise, l’inscription sociale s’est beaucoup opérée à travers les castings. Lors des rencontres avec les « amateurs » qui allaient intervenir sur le plateau, ceux-ci faisaient un portrait d’eux-mêmes en répondant à des questions qui les concernaient mais répondaient aussi à des questions sur la ville, sur ce qu’était Liège avant la désindustrialisation… Ainsi, les gens qui composent la société viennent la décrire avant même que nous sachions ce que nous allons en dire, ce que nous allons utiliser. Cela ressemble au portrait choral d’une ville, un peu à la manière de Svetlana Alexievitch. Ensuite, ces personnes, impliquées dans le processus de recherche, s’intéressent à ce que nous allons produire et elles vont faire venir d’autres personnes. Plus elles sont nombreuses, plus des spectateurs viendront voir, relayeront, concerneront d’autres spectateurs. Ce ne sont donc pas forcément des habitués des théâtres…

Nancy Delhalle : Le cercle s’élargissant ainsi peut-il influencer voire transformer le processus de production ? Des apports, des contestations, des critiques peuvent-elles transformer le spectacle pendant les présentations ?

Sébastien Foucault : Oui, cela s’est beaucoup passé pour Hate Radio, notamment quant à la personnalité des modérateurs mais aussi quant aux « ingrédients » de cette radio (RTLM), les discours, les appels au meurtre. Une simple anecdote :

nous avons présenté le spectacle sous forme de work in progress au Mémorial du génocide à Kigali. Nous avons d’abord discuté pendant deux ou trois soirs avec des tas de gens qui avaient été invités pour leur expliquer la démarche, répondre aux questions et ensuite nous avons présenté notre esquisse à ce public averti. Nous savions qu’il était délicat de présenter un tel projet sur place et non dans le cadre d’une programmation théâtrale. Nous avions déjà beaucoup d’éléments mais les gens venaient nous dire ce qui les avait marqués à l’époque. En effet, même cachées, ces personnes écoutaient beaucoup cette radio car elles savaient qu’elles pouvaient être dénoncées. Notre esquisse faisait ressurgir chez eux de nombreux détails. Par exemple, un homme nous a raconté que, quand les Français avaient décidé de mettre sur pied l’Opération Turquoise – opération par ailleurs assez ambivalente quant à ses objectifs –, il se rappelait que plusieurs fois par jour, RTLM passait la chanson de Mireille Mathieu « Vive la France ». Nous nous sommes empressés d’intégrer ce détail en passant la chanson et aussi en en apprenant des parties pour jouer sur le plateau.

Pour moi acteur, jouer à Kigali devant des gens qui ont cru aux mots diffusés par RTLM ou qui en ont été victimes ; tenir, dans The Civil Wars, devant ces familles, le prologue et l’épilogue qui font référence à la recherche que nous avons menée auprès des familles de jeunes qui étaient partis faire le djihad ; jouer, dans La Reprise, la mise à mort d’Ihsane Jarfi devant sa famille et ses proches, des gens qu’on a rencontrés, qui se sont livrés et qui nous font confiance, qui attendent quelque chose, cela influence considérablement ma concentration, ma manière d’être en scène. Cela permet de ne pas s’abstraire du réel et des conséquences de l’acte de représentation. En ce sens, la société qu’on a convoquée pour faire nos recherches, les gens que nous avons rencontrés, sont extrêmement « influençant » sur les formes et sur les contenus. Les spectateurs ont donc conscience que le spectacle est en partie pris en charge par des gens qui sont concernés par la réalité dont il est question sur le plateau. Il peut dès lors y avoir une identification avec « l’acteur », non plus simplement le comédien de théâtre, mais la personne qui réalise un acte sur le plateau. C’est là un processus psychologique très important qui piège l’imaginaire et la réflexion. Dans les rencontres avec les spectateurs, dans les « bords plateau » que nous faisons très souvent, une remarque revient régulièrement quant à la difficulté de cette pratique. On nous demande comment nous nous y sommes pris. Par exemple, dans Hate Radio, le public se retrouve face à un acteur rwandais, qui a dû fuir son pays à cause du génocide et qui dit sur scène les mots d’un bourreau. Il y a là une dimension existentielle qui dépasse le simple objet que l’on est en train de regarder. Dans The Civil Wars, des gens ont accepté de créer un récit collectif à partir des fragments de leur propre biographie. A partir de quelque chose de douloureux et d’assez chaotique, ils ont essayé de trouver une ligne de sens. Ces quatre « acteurs » sur scène donnent naissance à une cinquième voix, plus collective. Un des effets de cela est que certains spectateurs en viennent eux aussi à (se) raconter leur propre histoire, ajoutant ainsi d’autres voix. De façon peut-être plus extrême, la fin de La Reprise pose la question de l’engagement, de notre capacité à (ré)agir. Quand des spectateurs surgissent du public pour empêcher l’acteur de se pendre en live, avant même de savoir si, comme dans certaines performances, il va réellement mettre sa vie en danger, on peut dire que la représentation est clairement modifiée. Quand ça arrive, une émotion spéciale envahit le plateau et la salle, et souvent nous, les acteurs transformés en spectateurs de cet acte de courage, commençons les premiers à applaudir.

Nancy Delhalle : On le voit, le processus est éminemment constitutif du spectacle. Mais le spectateur qui reçoit cela comme il recevrait, par exemple, un Molière, sans information ni cadrage préalable, n’est-il pas perdu, notamment quant à cette ambivalence réalité-fiction que tu décris ?

Sébastien Foucault : Presque sur chaque spectacle, l’IIPM crée par exemple un livre… Mais ce qui est magnifique au théâtre, c’est que des gens vont s’enfermer dans un espace clos avec d’autres gens pendant deux heures et se concentrer. Ce temps de concentration, de réflexion, est déjà un enjeu dans une société où nous sommes bombardés d’informations. Mais il n’est pas nécessaire que chacun fasse sa propre enquête avant le spectacle : l’œuvre doit être l’objet concret que le spectateur va ensuite avoir en tête et elle doit tenir en soi. Toutefois, après les spectacles, les spectateurs parlent beaucoup, nous posent des questions : dans les « bords plateau », au bar, des discussions s’engagent qui peuvent aller loin… Les spectacles se prêtent à des opinions et à des interprétations fort différentes. Si les choses sont trop décrites à l’avance, trop cadrées ou balisées, on emprisonne la réception du spectateur. Dans certains cas, comme Hate Radio, des journalistes non culturels mais spécialistes de questions internationales ou du continent africain se sont intéressés au spectacle et c’était passionnant car cela crée un dialogue entre différentes approches, entre différentes expertises (recherche universitaire, discours journalistique…).

Nancy Delhalle : On assiste pour le moment, et cela ne concerne pas spécifiquement les spectacles de Milo Rau, à une démultiplication des discours autour des spectacles maisqui portent sur les contenus, les sujets, les thèmes, détournant l’attention de ce que le théâtre est avant tout : un art. Or, il me semble que si on ne reste pas attaché à la recherche artistique – tous les enjeux de travail sur le plateau, de jeu, de lumières, de scénographie… – le public risque de se déconnecter de cela car pour les spectateurs, les espaces de formation à l’art sont quand même assez limités.   

Sébastien Foucault : Le travail de Milo Rau me paraît de plus en plus orienté vers des questions artistiques. Dans « les bords plateau », les gens veulent en savoir plus sur les sujets des spectacles mais ils s’interrogent aussi sur nos choix artistiques, comme par exemple le fait de représenter la mise à mort d’Ihsane Jarfi plutôt que de la raconter (dans La Reprise). Ils nous questionnent sur la construction dramaturgique, sur la fabrication esthétique.

Nancy Delhalle : Précisément, comment le travail avec les « amateurs » s’organise-t-il sur le plateau ? Quels défis cela soulève-t-il ? Quelles contraintes cela amène-t-il ? En quoi cela transforme-t-il ta performance d’acteur ?  

Sébastien Foucault : Là intervient une vision politique. Soit on considère que le monde est donné tel quel, avec ses règles et que ceux qui peuvent apprendre ces règles vont s’élever dans la pyramide sociale, vont être au-dessus et dominer ceux qui n’ont pas conscience des règles. Soit on part du principe qu’il est possible d’articuler un monde où chacun trouve une place satisfaisante. Milo Rau déploie une utopie en scène. Il s’agissait d’abord de faire cohabiter des acteurs (professionnels) qui menaient une recherche pour s’imprégner, pour nourrir leur jeu, avec d’autres acteurs qui étaient en même temps experts et témoins. Ceux-ci ont un vécu qui les aide à interpréter quelque chose ou dont ils vont témoigner sur le plateau. L’idée d’une collectivité est donc déjà présente. Ensuite, dans The Dark Ages par exemple, un des acteurs, pris à titre d’expert, n’est pas comédien mais s’occupe d’une collectivité locale donc est habitué à prendre la parole. Dans La Reprise, une des questions générales était la représentation de la violence. Un des films qui nous a inspirés est Salaam Cinema qui se construit à partir du motif d’un casting destiné à faire un film et qui consiste au final en ce casting lui-même. Le réalisateur y joue son propre rôle mais met en lumière les rapports de pouvoir entre lui et ceux qui viennent quémander un rôle. L’art devient un univers où il semble possible de se réaliser socialement et économiquement. Ce type de rapports a été mis à l’étude pour La Reprise : en quoi nous allions utiliser ce rapport de force entre l’acteur qui est porteur d’un savoir d’avance, qui possède des techniques et une expérience du plateau, et celui qui n’a aucune expérience du plateau mais qui désire participer ou qui a une expérience « moindre », amateure par exemple, et ne possède pas tous les codes, ceux des théâtres et des festivals où nous allions présenter le spectacle. Nous avons essayé d’utiliser ce rapport de force, celui entre un « bon goût » et un « mauvais goût », à travers des improvisations. Une violence réelle surgissait qui résidait moins dans ce qui était dit et interprété que dans les rapports entre un acteur très expérimenté comme Johan Leysen, par exemple, et face à lui, un acteur amateur.

Là, le groupe participe pleinement au processus décisionnel et créatif puisque certains ont exprimé un refus catégorique d’utiliser ce type de violence-là et ont voulu inventer un autre type de rapport entre amateurs et professionnels. L’enjeu n’était pas de transformer en quelques semaines ces « amateurs » en acteurs car cela s’acquiert avec le temps et les expériences. Le travail d’équipe a alors joué à plein quant à la recherche d’un équilibre. Nous avons convenu la chose suivante : utiliser les ressources et les potentialités réelles de chacun – trouver pour chacun la zone de confort et d’aisance où il/elle puisse s’exprimer, bouger, jouer, interagir en toute liberté et simplicité… où il/elle ne serait pas mis en difficulté. Ainsi, la scène « des parents » (Chapitre 1, La Solitude des vivants) dans La Reprise a beaucoup évolué. Au début, (l’expérimenté) Johan Leysen interprétait le rôle du réalisateur dirigeant Suzy Cocco (la non-professionnelle), il lui donnait des indications de jeu, comment rythmer le texte, comment respirer, pleurer, etc., et quand elle avait un trou, il lui soufflait son texte. C’était très paternaliste. Ensuite la scène a évolué vers cette mise à nu physique des deux acteurs renvoyant aux parents très pudiques d’Ihsane Jarfi soudain violemment exposés dans les médias. Nous avons abouti à un rééquilibrage car les deux acteurs interprètent tour à tour la mère et le père d’Ihsane, ils se partagent le texte, se déshabillent tous deux – sur un pied d’égalité – sous le regard de la caméra : une autre relation se crée, chacun a bougé, chacun a aidé l’autre.

Nancy Delhalle : Il s’agit vraiment de la co-création d’un tiers-lieu qui devient propre au spectacle et peut être partagé, comme expérience, avec le public…

Sébastien Foucault : Cette découverte d’espaces communs est ce qui me passionne dans le travail de Milo Rau. Dans The Civil Wars, l’articulation entre les cultures, les langues, les vécus et les projets artistiques si différents des quatre acteurs a demandé de même que chacun se délocalise pour créer une rythmique commune : ce mouvement très calme, cette distanciation dans le récit de soi, cette pudeur…

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Nancy Delhalle est professeur à l’Université de Liège (Belgique).

Dernier ouvrage paru : Théâtre dans la mondialisation. Communauté et utopie sur les scènes contemporaines, Presses Universitaires de Lyon, « Théâtre et société », 2017.


1. The Civil Wars (2014); The Dark Ages (2015); Empire (2016).