BERNÁTEK, Martin, HEJMOVÁ, Anna, NOVOZÁMSKÁ, Martina. Czech Theatre Photography
Petr Christov
Université Charles, Prague
Full text
BERNÁTEK, Martin, HEJMOVÁ, Anna, NOVOZÁMSKÁ, Martina. Czech Theatre Photography (Prague : Arts and Theatre Institute, 2018). 223 p. [ISBN 978‐80‐7008‐398‐7
Il m’a toujours paru évident que le théâtre est l’art le plus « écologique » du monde. Pourquoi, direz-vous ? Parce qu’il n’en reste presque rien après un certain laps de temps, sinon les vagues souvenirs des participants, quelques critiques, et – last but not least – les photographies prises par ceux qui étaient présents lors de la création ou des re-créations…
Voilà un paradoxe : c’est souvent au moyen de la photographie qu’on peut entrevoir ce que fut la réalité (si l’on peut considérer que quelque chose d’aussi éphémère que le théâtre a une réalité matérielle) des spectacles du passé. La photographie de théâtre – ou ne faudrait-il pas plutôt parler de photographie théâtrale, de photographie au théâtre ou de photographie de spectacle ? – représente pour nous, depuis plus d’un siècle et demi, l’une des sources les plus importantes et les plus séduisantes de notre connaissance des arts de la scène. De plus, les usages de la photographie dans le milieu théâtral sont énormes et hétérogènes : depuis les portraits des comédiens et des comédiennes jusqu’aux instantanés des représentations, en passant par la photographie retraitée par le design graphique sous forme d’affiches théâtrales, de publicités, d’illustrations ou de couvertures de journaux et de magazines.
Dès les origines de l’image photographique – c’est-à-dire depuis la moitié du XIXe siècle avec l’invention et l’expansion du daguerréotype –, on voit s’allier les arts de la photographie avec ceux de la scène. Portraits de vedettes et même clichés de troupes théâtrales entières font partie des portfolios des photographes depuis toujours et presque dans le monde entier. Cependant, il est évident que le théâtre ne se limite pas aux comédiens et aux comédiennes et que les buts de la photographie de théâtre sont bien plus complexes et variés.
Il faut en même temps constater qu’au sein de l’art photographique, la photographie de théâtre occupe une place à part, voire exceptionnelle. Pour obtenir une bonne photographie, le photographe doit faire face à maintes exigences : soit techniques à cause des contraintes spécifiques des lieux photographiés (souvent obscurs), soit artistiques et idéologiques afin de tenter de restituer l’ambiance du spectacle, l’atmosphère de la représentation ou même l’idée de l’œuvre scénique.
En 2018, les deux arts – celui de la photographie et celui du théâtre – se sont rencontrés dans une publication de l’Institut des Arts et du Théâtre de Prague (en collaboration avec le Musée National) sous le titre éloquent Czech Theatre Photography (1859-2017). Un livre noir au grand format carré qui peut surprendre le lecteur dès le premier regard, lorsqu’il remarque le petit trou rond ménagé au centre de la couverture. Par ce judas, on entrevoit un détail d’une photographie iconique d’un des spectacles les plus célèbres de l’histoire du théâtre tchèque (ou tchécoslovaque) : Ubu roi d’Alfred Jarry mis en scène par Jan Grossman au Théâtre sur la Balustrade à Prague en 19641.
En feuilletant le livre, on découvre 307 autres photographies (sur plus de 200 pages), rangées chronologiquement depuis le milieu du XIXe siècle jusqu’à nos jours. Les deux dernières (des clichés pris par Ivan Pinkava de créations chorégraphiques de Jiří Kylián) datent paradoxalement de 2018, dépassant quelque peu le cadre temporel du livre (1859-2017) : erreur ? distraction de la rédaction ? intention provocatrice ? On ne sait, mais le lecteur curieux se fait plus attentif encore.
La publication du livre – en deux versions, tchèque et anglaise – ne constitue que l’un des résultats d’un projet de recherche plus vaste réalisé par l’Institut des Arts et du Théâtre en coopération avec le Musée National de Prague. Un autre résultat a été l’exposition éponyme sur la photographie théâtrale tchèque présentée en mai-juin 2018 à Prague à l’occasion du centenaire de la République tchécoslovaque. Pour 2019, les commissaires annoncent une version « allégée » de l’exposition qui devrait tourner à l’étranger – en coopération et avec le soutien du réseau des Centres culturels tchèques en Europe et dans le monde. Le projet dispose aussi d’un site Internet2 où les internautes peuvent visiter de manière virtuelle l’exposition pragoise aujourd’hui terminée.
Tous ces « bonus » du livre – y compris le fait que ce projet a permis de numériser plus d’une centaine des milliers des documents photographiques et visuels conservés dans les fonds des deux institutions scientifiques – sont des plus intéressants, mais concentrons-nous encore une fois sur la publication même.
La segmentation chronologique des chapitres est adéquate mais elle comporte aussi des inconvénients sur le plan méthodologique : suivre l’histoire de la photographie théâtrale tchèque conduit à rencontrer successivement des productions tchèques et allemandes de la région (jusqu’à la première moitié du XXe siècle), puis des spectacles tchécoslovaques (ou bien tchèques et slovaques) après 1945. Quoi qu’il en soit, le lecteur peut d’abord découvrir le travail des ateliers photographiques qui, au XIXe siècle et dans les premières décennies du XXe, réalisaient les portraits des vedettes (y compris les fameux Ateliers Langhans ou celui de František Drtikol, photographe connu par ses travaux influencés par le futurisme et le cubisme). Il peut ensuite apprécier l’invention de photographes et de scénographes (comme František Koudelka, célèbre pour ses photographies des événements tchécoslovaques ou français du printemps et de l’été 1968, ou Libor Fára, inventeur de l’« action-scénographie ») qui, surtout dans les années 1960, ont fait radicalement évoluer le design graphique en participant à la conception visuelle de certaines périodiques influents, en premier lieu le magazine DIVADLO / THÉÂTRE. Il faut admettre que ces parties appartiennent sans aucun doute aux chapitres les plus réussis et les plus séduisants du livre.
De plus, ce livre peut aussi être lu dans la perspective inverse : comme une « histoire illustrée » du théâtre tchèque au cours de la période 1859-2017. On y trouve presque tous les spectacles importants, une pléiade de comédiens et comédiennes célèbres, et l’on peut y suivre de près l’évolution du travail d’excellents scénographes et metteurs en scène tchèques. Sans parler d’une occasion unique de percevoir les changements d’atmosphère du monde théâtral dans la fuite du temps (y compris le rôle particulier et subversif joué par le théâtre pendant la période de la « normalisation » communiste des années 1970-1980).
Il est inutile de rendre compte en détails de ce livre, même si plusieurs questions n’y trouvent pas de réponses satisfaisantes : les textes d’accompagnement oscillent entre le traité scientifique et la légende populaire ; la majorité des photographies ne traitent que des productions des deux plus grands centres de la vie théâtrale tchèque (Prague et Brno) ; à l’exception de quelques photographies en couleur, presque toutes les illustrations sont en noir et blanc. Ce qui peut manquer le plus au lecteur exigeant, c’est une réflexion sur le développement de la photographie numérique au cours des dernières décennies, quand le travail avec les couleurs et en couleurs est devenu essentiel pour un grand nombre de photographes (surtout les plus jeunes) : la quinzaine de pages qui couvrent cette période de presque 30 ans ne donnent pas un espace suffisant pour cela.
Une chose reste pourtant évidente : les lecteurs bénéficient grâce à cet ouvrage d’une riche source d’informations parfois difficilement accessibles au public étranger, sur l’histoire et l’évolution du théâtre tchèque : une nouvelle preuve de ce que le langage visuel du théâtre est universel. En outre, ce livre témoigne de ce que les photographes peuvent être d’excellents guides à la recherche du théâtre perdu.