La face larvée de l’Europe : Breivik’s Statement de Milo Rau

La face larvée de l’Europe : Breivik’s Statement de Milo Rau

Kathrin-Julie Zenker

 

Abstract

EnglishFrench

Since the turn of the century, in a manner both covert and indisputable, the West has been consumed by a disturbing political and ethical contradiction. The definition of European identity as democratic, liberal and cosmopolitan is no longer unanimous: the patriots of a new conservative revolution dream of a Christian Europe, an authoritarian nationalism and an ethnically purified society. The heroic figure of the identitarian movement is the warrior (spartan or chivalrous) who saves Europe from its decline and decomposition.As part of the aesthetic movement of New Realism, Swiss director Milo Rau, created in 2012 a documentary performance Breivik’s Statement. Within a minimalist scenic device, without recourse to fictionalization, Rau (ex)poses on stage the speech that Anders Breivik himself addressed in April 2012 to the Federal Court of Oslo in order to ideologically support his actions. Instead of reshaping reality aesthetically, Milo Rau’s stage reenactment simply put the viewer in the presence of world events. His theater demystifies, literally illuminates – even the hidden face of the shared narrative that we call Europe.

Keywords: Breivik’s Statement (2012), cultural identity of Europe, documentary performance, identitarian movement, Milo Rau, New Realism

Depuis le tournant du siècle, d’une manière à la fois larvée et incontestable, l’Occident est rongé par des oppositions politiques et éthiques inquiétantes. La définition de l’identité européenne comme démocratique, libérale et cosmopolite ne fait plus l’unanimité: les patriotes d’une nouvelle révolution conservatrice rêvent d’une Europe chrétienne, autoritaire-nationaliste et ethniquement purifiée. Le discours identitaire se loge aujourd’hui au centre de la société européenne – la grande majorité se distancie des actes d’un terroriste comme Anders Breivik mais une minorité grandissante fait ouvertement écho à sa pensée.

S’inscrivant dans le courant esthétique d’un Nouveau Réalisme, le metteur en scène suisse Milo Rau crée en 2012 le spectacle Breivik’s Statement. Au sein d’un dispositif scénique minimaliste, sans recourir à une fictionnalisation, Rau (ex)pose sur scène le discours que Breivik adresse lui-même en avril 2012 à la cour fédérale d’Oslo afin d’étayer idéologiquement ses actes. Sans modification du document textuel, Rau crée une subtile dramaturgie du décalage: à travers la technique du cross-casting, la reconstitution scénique met le spectateur en présence de la complexité du discours identitaire. Les créations de Rau sondent l’enfermement dans des réflexes perceptifs, généralement empruntés au régime médiatique. Son théâtre démystifie, éclaire littéralement – même la face larvée de cette narration partagée que nous appelons Europe.

Mots clés : Breivik’s Statement (2012), dispositif documentaire, identité culturelle de l’Europe, Milo Rau, mouvement identitaire, Nouveau Réalisme

 

Full text

La face larvée de l’Europe : Breivik’s Statement de Milo Rau

« Nous faisons tous les deux partie des premières gouttes de pluie
annonçant une puissante tempête purificatrice qui s’approche de l’Europe1. »

Commençons notre réflexion par une citation tirée d’une lettre qu’Anders Breivik, connu pour le massacre commis sur l’île d’Utøya en Norvège en 2011, adresse en mai 2012 à Beate Zschäpe, extrémiste néo-fasciste, membre présumé du groupe terroriste allemand Nationalsozialistischer Untergrund (NSU). Cette phrase éclaire toute la complexité, toute l’ambivalence de l’idéologie identitaire que le spectacle Breivik’s Statement du metteur en scène suisse Milo Rau tente de saisir.

Comment doit-on comprendre la notion de « purification » concrètement ? S’agit-il ici d’une pluie qui lave, qui dégage et libère la véritable Europe d’une couche de vernis défigurant les valeurs humanistes dont elle se vante ? Ou s’agit-il plutôt d’une désinfection de l’Europe, une dangereuse simplification qui nettoie le continent d’aspects culturels « aliénés », définis par le terroriste comme tels ?

De quelle Europe parle-t-on ? L’Europe du matérialisme vulgaire, de la polarisation sociale, d’une industrie culturelle standardisée, ou bien l’Europe des valeurs démocratiques, des droits de l’homme et d’une hybridité culturelle accueillante ?

Notre approche méthodologique du spectacle de Milo Rau sera à la fois politique et esthétique. S’il s’agit d’un côté de saisir les enjeux historico-politiques, parfois larvés, de l’Europe d’aujourd’hui (partie I), de l’autre côté nous souhaitons éclairer les réponses esthétiques, spécifiquement théâtrales, à ceux-ci (partie II). Plus précisément : sous quelle perspective l’artiste approche-t-il les débats de la scène politique et comment traduit-il formellement à la fois leur part factuelle et les narrations idéologiques (fréquemment fictionnelles) qui les déguisent ?

L’entrée esthétique à laquelle nous faisons référence ici est, d’une façon générale, celle du réalisme. Suivant la définition qu’avance le dramaturge allemand Bernd Stegemann2, la notion de réalisme n’est pas comprise comme reproduction naïve des visibilités du réel, ce que Stegemann appelle le « réalisme commercial ». La démarche réaliste n’est pas non plus définie dans le sens postmoderne où l’artiste chercherait à créer un art scénique performatif, à faire émerger le réel à travers la matérialité des signes, à produire de la liveness.

En esthétique, la discussion autour d’un Nouveau réalisme a été notamment initiée par les philosophes Maurizio Ferraris et Markus Gabriel. Les contributions récentes du dramaturge Bernd Stegemann, des penseurs en esthétique Dieter Mersch3 et Jacques Rancière4 marquent l’importance de la question.

Selon Ferraris, le Nouveau réalisme correspond à « une réflexion sur les aboutissements du postmoderne. […] L’expérience historique des populismes médiatiques, des guerres post 11 septembre et de la récente crise économique, a entraîné un très lourd démenti du postmoderne : que toute réalité est socialement construite et infiniment manipulable, et que la vérité est une notion inutile […]. » En réponse au fonctionnement néolibéral des sociétés occidentales, « cherchant à démontrer que chacun vit dans une réalité incommensurable5 » (Wolfgang Engler), les Nouveaux réalistes tentent de penser l’individu en tant que citoyen, de réfléchir la notion de société comme un projet commun, inclusif.

La théorie du Nouveau réalisme, parfaitement opératoire à l’endroit du travail de Milo Rau, est celle d’un art dialectique6 qui dilate le réel au point de le rendre étrange dans le sens du théâtre épique mais en se distinguant de ce dernier dans sa démarche esthétique. En dépouillant le réel d’un certain nombre de ses aspects narratifs officiels, le type de dispositif artistique que propose Rau invite à un voyage vers une terra incognita, vers les contrées ordinairement voilées du réel, parfois son devenir. Milo Rau précise dans ce sens : « Ce forcing et cette pression qu’on exerce sur le réel afin qu’il crache sa part imaginaire, utopique et futur : c’est cela l’art réaliste, selon moi7. »

Esthétiquement, le spectacle Breivik’s Statement, créé en 2012, agit comme un pressoir. Au lieu de créer un rapport mimétique au terroriste et à ses actes, Rau élabore un arrangement artificiel qui distille et extrait ce qui se loge en-dedans ou en-dessous de l’image officielle du terroriste, véhiculée par les médias. Avec l’objectif de déceler le véritable enjeu politique de l’affaire Breivik, l’artiste extirpe le squelette idéologique du terroriste en s’intéressant exclusivement à son statement, son discours.

I La face larvée de l’Europe

Ce sont le parcours et la démarche mêmes de Milo Rau, sa façon d’aborder le réel, qui incitent à approcher son théâtre par une réflexion politique préalable. Une analyse purement formelle nous aurait semblée incomplète.

Fondateur de l’International Institute of Political Murder (IIPM), Milo Rau doit être considéré à la fois comme chercheur-politologue et comme artiste. Afin de « rendre accessible aux spectateurs des événements historiques majeurs8 », il se livre dès ses premières créations à des recherches documentaires sur le terrain, rencontre des témoins et plonge dans les archives. Après des études de sociologie à la Sorbonne, notamment avec Pierre Bourdieu, un des buts déclarés de ses reconstitutions scéniques est de faire rentrer sur scène le « hors cadre » de la perspective politique officielle, de montrer des détails de l’événement qui ont été éclipsés, particulièrement par les médias.

En 2009, Milo Rau crée le reenactement Les Dernières Heures des Ceausescu, dans lequel le procès spectaculaire du couple en 1989, transmis par la télévision dans le monde entier, est restitué par des acteurs roumains dans ses moindres détails mimiques et gestuels9. Invité en 2012 et 2013 au prestigieux Berliner Theatertreffen ainsi qu’au Festival d’Avignon, Milo Rau y présente Hate Radio, également une reconstitution scénique. Le spectacle réunit des acteurs et victimes du génocide au Rwanda afin de rejouer le quotidien de la Radio des Milles Collines, principal organe populaire de la propagande génocidaire. S’ensuivent Les Procès de Moscou (2013) sur la condamnation des féministes russes des Pussy Riot ainsi que le film Le Tribunal sur le Congo (2015) où des experts indépendants débattent des causes de la violence qui se déchaîne dans le pays depuis vingt ans. Selon Rau « […] la tâche centrale de l’art réaliste est celle-ci : rendre conscients des actes inconscients afin que ces actes deviennent discutables, moralement et politiquement10. »

Commençons donc notre analyse de Breivik’s Statement par un bref aperçu des interrogations philosophico-politiques qui soutiennent le spectacle.

Tel un hommage aux racines étymologiques de notre civilisation – qui indiquent l’obscurité (de l’assyrien ereb) et l’endroit où le soleil se couche (du latin occidens) – un certain nombre de philosophes et historiens décrivent l’état actuel de l’Occident comme un « déclin » (David Engels11), une « régression » (Heinrich Geiselberger12) ou encore « un piège » (Claus Offe13). Et dans la même lignée, le politologue allemand Claus Leggewie intitule son ouvrage de 2016 Anti-Europäer14 (Anti-Européens) et consacre toute une partie au discours d’Anders Breivik comme une des réactions idéologiques à la crise structurelle que traverse l’Europe actuellement. L’essai de Leggewie analyse différents « manifestes politiques extrémistes qui ne sont pas connus [par la majorité] en dehors d’un petit cercle d’adeptes15 ». Même si les projets politiques qui s’y expriment diffèrent considérablement, l’auteur y décèle une constante intéressante : la fascination pour une révolution conservatrice à l’image des courants d’extrême droite du début du 20ème siècle, qui se révèle d’un côté à travers le rejet d’une idée pluraliste de la culture et de l’autre dans l’enthousiasme pour un nationalisme populiste autoritaire.

Notre analyse du spectacle de Milo Rau part du constat que l’intérêt que le metteur en scène porte à l’argumentation de Breivik s’ancre précisément à l’endroit où la critique que le terroriste apporte à l’évolution de l’Europe depuis le début des années 1960 rejoint sensiblement celle de certains chercheurs en sciences sociales et politiques, notamment les auteurs de L’Âge de la régression16. Même si l’explication des raisons politiques concrètes et les possibles solutions envisagées s’opposent diamétralement, le constat d’une crise, principalement celle du modèle néolibéral, se fait de part et d’autre du spectre idéologique. Ainsi, le discours d’Anders Breivik résonne comme un lointain écho : non seulement à l’analyse des scientifiques mentionnés ci-dessus mais aussi à d’autres camps politiques qu’on pourrait croire antithétiques. Rau explique :

Ce qui m’a vraiment intéressé dans le texte de Breivik est que […] nous connaissons uniquement des bribes, une sorte de best-of – le fait qu’il lève le poing, le fait qu’il a tué des enfants etc.. [Mais] quand on l’écoute pendant soixante-quinze minutes, on oublie au bout de cinq minutes qu’il s’agit de Breivik qui parle. C’est très étrange, tout d’un coup on entend un texte qui est tellement banal […], qui résume tout ce qu’on a déjà entendu [maintes fois] dans des débats parlementaires. [Soudainement] il n’est plus intéressant en tant que texte d’un terroriste mais comme une idéologie qui traverse l’Europe, [qui traverse] nos temps et qui est absolument susceptible de réunir une majorité17.

Les observations données par les politologues dont nous citons les travaux ici sont, certes, discutables mais elles proposent néanmoins un début d’explication au succès grandissant des idéologies néo-fascistes ou identitaires, dont le discours d’Anders Breivik se nourrit largement. Au fond, il s’agit d’une Gegnerforschung, une « étude de l’adversaire » dont le lauréat du Prix de la paix des libraires allemands 2006, le sociologue Wolf Lepenies, souligne la nécessité18. Peu importe de quelle couleur idéologique il se teint, il s’agirait de comprendre le phénomène du terrorisme d’une façon autocritique, comme une problématique intra-européenne structurelle, notamment à travers les manquements en matière d’immigration.

L’historien belge David Engels publie en 2013 Le Déclin, la crise de l’Union Européenne et la chute de la République Romaine. Analogies historiques. Sur la base de son observation des dynamiques politiques actuelles et celle du comparatisme historique, l’ouvrage tente de trouver des similitudes entre la fin de la République Romaine au cours du premier siècle avant notre ère et l’état de l’Union Européenne d’aujourd’hui.

Le résumé de l’ouvrage d’Engels qui suit peut sembler quelque peu brut mais il se justifie par la grande proximité intellectuelle que Rau entretient avec l’historien belge et plus précisément avec sa vision de l’Europe comme le récit d’une décadence généralisée. Pour souligner la proximité entre Rau et Engels, pensons ici notamment à leur dialogue à l’occasion du Kunstenfestivaldesarts en 2015, intitulé « Si on court contre le mur, c’est quand même mieux d’avoir une belle idée dans la tête19. »

De toute évidence, les écrits de l’historien figurent comme source d’inspiration et de réflexion pour le travail de l’artiste et non comme un texte que l’on retrouverait tel quel dans ses œuvres. Ainsi, comme nous allons le voir dans la partie II, la vision sombre qu’Anders Breivik développe dans son discours rejoint celle du déclin chez Engels sans pourtant adopter le même vocabulaire, ni la même visée politique. Pour le terroriste elle souligne la nécessité d’une transformation populiste-autoritaire des sociétés européennes, alors que l’historien déplore la perte de véritables valeurs démocratiques et humanistes.

Le ton de David Engels, particulièrement au sein de conférences comme « L’Europe en 2050 ou la République restituée20 », est volontairement polémique. À travers des analogies historiques qui peuvent parfois sembler excessives, l’historien cherche à souligner l’urgence d’une réflexion et d’une action politique réelle afin de réagir aux tensions sociales et politiques de plus en plus virulentes qui se déposent notamment dans les résultats électoraux de pays européens comme la France, laquelle a vu exploser ces dernières années le nombre de votes en faveur d’un discours sécuritaire et nationaliste d’extrême-droite. Ainsi, même si la vision de David Engels de l’état de nos sociétés semble parfois apocalyptique, des événements politiques quotidiens viennent la confirmer sombrement. Le vote en faveur du Brexit, l’attentat de Nice, les succès électoraux de l’AfD en Allemagne et du FN en France, la tentative de putsch en Turquie, l’arrivé de Trump à la Maison-Blanche – ces faits ne sont pas assez isolés pour être classés comme extraordinaires.

Si la notion de déclin fait d’un côté référence à un passé glorieux et ordonné plus ou moins fantasmé, elle peut constituer de l’autre une valeur de comparaison pour l’état actuel de la société européenne. Comme l’auteur le remarque lui-même, tout comparatisme historique a assurément recours à une narration organique de l’Histoire, simplifiant la complexité de cette dernière. Cependant, Engels défend sa méthode en ce qu’elle permet de se projeter dans de possibles évolutions futures de l’Union Européenne.

Engels commence son étude du déclin par le constat d’un manque de croissance chronique dû à la désindustrialisation de l’Europe. Les tentatives de redresser cette croissance grâce à la déconstruction de l’état social ne signifient finalement rien d’autre que de relancer l’économie au prix de la paupérisation des travailleurs. Il s’ensuit, selon l’historien, un chômage en perpétuelle croissance et une polarisation des revenus, exacerbée par la disparition inexorable de la classe moyenne, victime à la fois de la délocalisation, de la mondialisation et de la soumission de l’État aux intérêts du monde économique et financier, et par la privatisation d’instances d’utilité publique. Dans ce sens, Le Déclin décrit la crise du néo-libéralisme à l’échelle globale d’une façon similaire à la plupart des chercheurs du troisième ouvrage cité ci-dessus : L’Âge de la régression, pourquoi nous vivons un tournant historique. Dans sa contribution à ce dernier, la philosophe américaine Nancy Fraser avance :

Ceux qui ont voté pour Trump, comme ceux qui ont voté pour le Brexit et contre les réformes italiennes, se sont soulevés contre leurs dirigeants politiques. Bien décidés à faire un pied de nez à l’establishment politique, ils ont répudié les grandes orientations qui, tout au long de ces trente dernières années, ont à leurs yeux détérioré leurs conditions de vie. La surprise n’est pas qu’ils aient agi ainsi, mais qu’ils aient attendu autant pour le faire21.

En toute logique, le déclin du modèle néo-libéral progressiste, décrit par Engels, provoque une révolte des perdants de ce même modèle, dont Anders Breivik. Avec les mots de Fraser :

[Ces révoltes] ont une cible commune : toutes visent à rejeter la globalisation, le néolibéralisme et les élites politiques qui avaient promu cette globalisation et ce néolibéralisme. Dans chaque cas, les [citoyens] ont dit « Non ! » à cette combinaison fatale d’austérité, de libre-échange et de travail précaire sous-payé qui caractérise le capitalisme financiarisé de notre temps22.

Dans cette même perspective, Engels observe que la présence de plus en plus forte de groupements extrémistes dans les divers corps politiques, accélère davantage la déconstruction du système démocratique, déjà fortement sclérosé par la montée de la technocratie, de l’apolitisme et de l’influence du monde économique. Il conclut que suite à la perte de confiance dans les institutions publiques et en la démocratie, les participations électorales baissent et le rêve populiste d’un changement vers une démocratie plus plébiscitaire gagne du terrain. Si l’idéologie identitaire, dont le discours d’Anders Breivik témoigne largement, se tourne premièrement contre la politique de ce que Fraser appelle le « néolibéralisme progressiste23 », elle revendique aussi un protectionnisme patriotique afin de défendre les intérêts de ceux qui se définissent comme perdants. Selon Fraser : « [le] chaos du “développement” capitaliste ne peut que générer des forces libérales et des contre-forces autoritaires, réunies dans une symbiose perverse24. » Et : « libéralisme et [néo]-fascisme constituent les deux versants profondément interconnectés du système mondial capitaliste25. » Si l’on pense à l’histoire du 20ème siècle, en particulier à celle de l’Allemagne, la crainte que les idéologies populistes n’évoluent vers la mise en place de régimes autoritaires prônant la restauration de valeurs protectionnistes semble justifiée. Nancy Fraser remarque :

[Libéralisme] et fascisme constituent les deux versants profondément interconnectés du système mondial capitaliste. Bien qu’ils ne soient en rien équivalents sur le plan normatif, tous deux sont les produits d’un capitalisme déchaîné qui partout déstabilise les univers de vie et d’habitation, charriant dans son sillage des espoirs d’émancipation individuelle comme des souffrances tues26.

Rejoignant l’analyse du politologue britannique Colin Crouch dans Post-Democracy27, Engels décrit une société européenne rongée par la déconstruction des garants traditionnels de solidarité tels que la famille, le village, la foi, la patrie ou la culture. Une lente radicalisation de certaines parties de la population, tentant de se recréer – même de manière artificielle – de nouvelles identités locales, religieuses, ethniques semble en être une conséquence directe, selon l’historien belge. Car au lieu de chercher les racines du marasme social dans le système en tant que tel, ces nouveaux groupuscules extrémistes comme le mouvement identitaire à laquelle Anders Breivik adhère idéologiquement, cherchent des boucs émissaires. Ainsi que son titre l’indique, un des ouvrages clés du mouvement identitaire, à savoir Le Grand Remplacement28 de l’écrivain français Renaud Camus, défend la théorie selon laquelle la population européenne serait remplacée par des populations noires, originaires d’Afrique, ainsi que des populations musulmanes, originaires du Maghreb. Répandue dans différents cercles de l’extrême droite depuis les années 1980, la théorie conspirationniste d’« Eurabia » s’est notamment déposée dans le nom du mouvement populaire allemand des Européens Patriotes contre l’Islamisation de l’Occident PEGIDA (Patriotische Europäer gegen die Islamisierung des Abendlandes), fondé en 2014.

La crainte principale, popularisée par les divers mouvements de la nouvelle droite, est celle d’un « remplacement culturel ». Contrairement au discours plutôt nationaliste de l’extrême droite traditionnelle, celui de la nouvelle droite souligne bien souvent une indispensable protection de l’Europe au niveau de sa pureté biologique et ethnique. Selon Anders Breivik l’Occident doit être préservé en tant que communauté tribale et religieuse afin de se défendre contre une invasion islamique, comme il ne cesse de le scander.

Ainsi, depuis le tournant du siècle, d’une manière à la fois larvée et incontestable, l’Occident est rongé par des oppositions politiques et éthiques inquiétantes. Dans la perspective de son déclin, la définition de l’identité européenne comme démocratique, libérale et cosmopolite ne fait plus l’unanimité. Les patriotes d’une nouvelle révolution conservatrice rêvent d’une Europe chrétienne, autoritaire-nationaliste et ethniquement purifiée. Dans L’Âge de la régression, le sociologue allemand Wolfgang Streeck éclaire ce point : « L’identitarisme cosmopolitique du personnel dirigeant de l’ère néolibérale, qui trouve en partie ses racines dans l’universalisme de gauche, génère comme réaction un identitarisme national – les mesures de rééducation antinationales prodiguées “d’en haut” générant un nationalisme anti-élitaire “d’en bas”29. »

De plus en plus souvent et de façon de plus en plus organisée, ce nouveau patriotisme identitaire s’exprime à travers un imaginaire belliqueux. Dans la lettre que le terroriste norvégien Anders Breivik adresse à l’extrémiste de droite allemande Zschäpe, citée en épigraphe, il décrit leurs crimes respectifs comme des actes d’une avant-garde politique dont ils seraient les martyrs. Selon Breivik, il s’agit d’un côté de défendre la « véritable » culture européenne et de l’autre de la protéger devant l’islamisation invasive. La figure héroïque du mouvement identitaire est le guerrier (spartiate ou chevaleresque) qui sauve l’Europe de son déclin, de sa décomposition30. Le principal écrit du terroriste, un volume de 1500 pages publié sur Internet et intitulé 2083 – A European Declaration of Independence31, confirme cette vision belliqueuse dans le sens qu’il se veut être à la fois une analyse de la situation politique actuelle et le manuel d’une nouvelle guérilla de droite32.

La Nouvelle droite en Europe, et parmi elle les Identitaires, adopte donc la figure larvée mais incontestable d’une certaine narration de l’Europe. Il semble qu’un discours officiel sur ce qu’est l’Europe fait face à des discours officieux, rejetés, des sous-textes du spectacle démocratique. On tente peut-être de les ignorer et de les faire taire mais le problème est que ces propos ne sont plus vraiment marginaux. Le discours identitaire se loge aujourd’hui au centre de la société européenne : la grande majorité se distancie des actes d’un Breivik mais une minorité grandissante fait ouvertement écho à sa pensée. Et c’est à cet endroit précis qu’intervient le théâtre de Milo Rau.

II L’Europe sur scène : Breivik’s Statement comme dispositif de renégociation du réel

Dans le générique de la captation vidéo du spectacle Breivik’s Statement, l’IIPM précise la source documentaire de ce qui va suivre :

Au cours de la deuxième journée du procès contre le terroriste Anders B. Breivik, le 17 avril 2012, l’accusé lit une déclaration devant le tribunal fédéral d’Oslo. Puisque la salle d’audience ne peut accueillir tous les survivants et parents des victimes, ce discours est transmis en direct dans des salles annexes. La diffusion de la déclaration de Breivik en dehors du tribunal est interdite.

À son entrée dans la salle du théâtre, le spectateur découvre sur scène un plateau qui rappelle celui d’un studio de télévision. Derrière un pupitre se tient une présentatrice-actrice, fortement éclairée par des projecteurs de studio. Le fond en lattes de bois, posé derrière elle, encadre sa silhouette dont l’image est transmise sur grand écran. Dans ce dispositif, la scène théâtrale devient le hors-champ de l’œil de la caméra.

Je me tiens ici aujourd’hui en tant que représentant du mouvement norvégien et européen de contestation du communisme et de l’Islam. (L’actrice mâche ostensiblement un chewing-gum.) Et en tant que membre de l’Association des Templiers. (Elle mâche et regarde le public.) Si je me prononce ici, c’est au nom de tous les Norvégiens, Scandinaves et Européens qui ne veulent pas accepter que l’on retire aux indigènes d’Europe nos droits culturels et territoriaux. (Regard soutenu envers le public.)

Visuellement, la personne qui débute ce discours est tout le contraire de ce qu’elle annonce : elle est de type oriental, d’origine turque, et son visage radieux est entouré de grands cheveux brillants. La lumière forte lui procure une luminosité supplémentaire. L’actrice affiche un état à la fois concentré et décontracté, précis et détaché. Le mouvement du chewing-gum dans sa bouche, qui semble rythmer les pensées, soutient cette impression.

Pendant les soixante-dix minutes qui suivent, l’actrice Sascha Soydan nous lit le discours par lequel Anders Breivik détaille son idéologie. Dans un inextricable enchevêtrement de théories issues d’un large éventail de sciences humaines, l’auteur critique d’abord les accusations caricaturales portées contre lui par les médias. Il condamne ensuite le multiculturalisme qui détruit depuis la fin de la guerre les valeurs de la vieille Europe et qui ouvre les portes à une immigration musulmane, hautement menaçante. Statistiques à l’appui, Anders Breivik se définit comme représentant d’une majorité qui désapprouve le système en place. Il affirme : « Ce que l’on appelle démocratie aujourd’hui est en vérité une dictature du marxisme culturel. »

Contrairement à ce que certains stéréotypes de l’extrême-droite pourraient laisser prédire à partir de l’apparence de Sascha Soydan, celle-ci parle un allemand dépourvu d’accent. Visiblement, elle fait partie des immigrés de la troisième génération que Breivik accuse de dissoudre la pureté ethnique européenne. Et en même temps, la personne réelle qui se tient devant nous est la preuve d’une intégration culturelle et linguistique parfaitement réussie.

Dans un survol historique, Anders Breivik date le début du renversement des valeurs en Europe avec l’année 1968, la philosophie déconstructiviste et le néolibéralisme comme seul régime économique. Particulièrement sur ce dernier point, la perspective identitaire rejoint sensiblement celle des historiens et philosophes cités dans la première partie. À travers une analyse expéditive et furieuse du fonctionnement du journalisme, Breivik énumère et déplore les mesures de censure dans nos sociétés dites « libres ».

Au fur et à mesure qu’elle avance dans sa lecture, Soydan semble perdre la distance par rapport aux propos de Breivik. Comme aspirés par le texte au cœur d’un dédale, nous empruntons ce chemin quelque peu visqueux avec elle. Car malgré des propos ahurissants, malgré les amalgames excessifs que le meurtrier produit afin d’expliquer ses actes, sa logique argumentative agit comme par envoûtement. Interrompu par des moments de prise de conscience où le spectateur revient à une perspective critique, distanciée, le dispositif de Milo Rau fait sentir la fascination qui peut émerger de tels propos.

De temps à autres l’actrice soutient intensément le regard du public sans qu’il soit possible de l’interpréter. S’agit-il d’appuyer les propos qui viennent d’être prononcés, incarne-t-elle donc Breivik ? Ou est-ce que son regard nous renvoie à ses propres interrogations, celles de Sascha Soydan ? Ce regard ne commente pas ce qui vient d’être dit, il ne donne aucune indication sur la perspective à adopter – il nous renvoie à notre propre regard. Soydan/Breivik conclut : « Les attentats du 22 juillet 2011 ont été des frappes préventives pour la défense de la population indigène norvégienne. [Je] ne peux y voir de culpabilité. J’ai agi en état de légitime défense au nom de mon peuple et de ma culture, de ma religion, de ma ville et de mon pays. Ainsi je demande à être acquitté de toutes les accusations contre moi. »

Soydan pose rapidement la feuille et regarde le public. Breivik’s Statement se clôture sur un petit sourire énigmatique.

Du point de vue de l’esthétique, retenons ici trois aspects qui caractérisent la démarche réaliste de Milo Rau et que nous préciserons par la suite : Breivik’s Statement propose à la fois un dispositif au sein duquel le réel peut être renégocié (1), le choix formel principal du spectacle consiste en une décontexualisation du document qu’est le discours, sans modifier son contenu (2), puis l’artiste emploie la technique du cross-casting afin d’amener le spectateur dans un état qu’on définira comme liminal (3).

1) Milo Rau caractérise son travail théâtral comme suit : « Je me vois comme modérateur [d’un réel] qui se tient en dehors de ma maîtrise et je crée des situations d’expérimentations dans lesquelles [celui-ci] peut (re)devenir discutable, négociable33. » S’il ne s’agit donc pas d’une démarche documentaire dans une seule visée informative, voire journalistique, Rau crée des dispositifs dans lesquels nous sommes invités à rencontrer un matériau qui atteste une deuxième fois du réel. Le rôle de l’artiste est ici de remettre à disposition un événement dont le sens ne s’est pas stabilisé, dont les interprétations ne sont pas épuisées.

2) Constatons que Milo Rau ne modifie aucunement la structure interne du discours qu’Anders Breivik tient devant le tribunal et qui figure donc comme document textuel. Il n’y apporte ni coupes, ni montage, ni ne procède à une quelconque réécriture. Son geste artistique consiste à la fois dans une décontextualisation, à savoir un déplacement du document juridique sur la scène théâtrale, et dans la technique du cross-casting34 qui déracine et transplante la parole du meurtrier dans la présence svelte de l’actrice Sascha Soydan, créant par là-même un contraste physique au document. Comme le contraste en photographie permet de faire sortir l’écart entre les détails les plus lumineux et les plus sombres d’un cliché, la dissemblance corporelle de l’actrice avec Breivik met en évidence certains éléments occultés du discours, ses aspects larvés.

À travers la dislocation des liens sémantiques du document, Rau oblige son spectateur à rentrer dans un nouveau dialogue avec celui-ci, dénué de toutes certitudes conceptuelles (et idéologiques). Le décalage que l’artiste crée libère le spectateur des conventions de sa perception.

Quand Rau nous met face au texte de Breivik tel quel, qu’il organise une rencontre littéralement brute avec le document détaché de la situation réelle dans laquelle il a été prononcé et sans l’élaboration d’une représentation mimétique, il semble que le metteur en scène nous invite à faire l’expérience de l’inquiétante étrangeté (das Unheimliche), telle que définie par Sigmund Freud35. Dans l’essai du même nom, paru en 1919, le père de la psychanalyse décrit l’épreuve de l’inquiétante étrangeté comme un moment de rupture dans la rationalité rassurante de la vie quotidienne. Il s’agit du retour d’un refoulé souvent traumatique, chargé d’angoisse.

L’intérêt ambivalent de Freud pour l’inquiétante étrangeté rejoint ses travaux sur les aspects occultes du réel, à savoir ce qui est caché, ce qui agit en secret, échappant ainsi à tout contrôle. Plus précisément l’inquiétante étrangeté est une notion paradoxale, elle ne correspond pas uniquement à l’inconnu : une situation est vécue comme inquiétante car elle est à la fois familière et obscure, évidente et larvée. « L’étrange familier », comme le philosophe François Roustang traduit le terme unheimlich, correspond pour Sigmund Freud notamment au soudain retour d’un contenu infantile refoulé, d’un désir ou d’une peur. Il s’agirait de comprendre sous quelles conditions le familier devient angoissant, menaçant.

D’ailleurs, ces interrogations sur le contenu mental refoulé conduisent Freud à des considérations esthétiques et une théorie sur la fonction des récits fictionnels au sein de la culture. Dans quelle mesure l’art, avec ses moyens spécifiques, peut-il réveiller ce qui a été, individuellement ou collectivement, relégué à un niveau subconscient ? Et concernant le spectacle de Rau : comment est-il possible que les propos de Breivik nous semblent à la fois absolument condamnables dans leur aspect réactionnaire et cependant étrangement familiers quand ils résonnent avec nos propres peurs et notre critique de l’évolution de la société européenne ?

Le trouble que le spectateur peut ressentir face au dispositif de Breivik’s Statement relève de sa construction esthétique paradoxale, telle que nous la décrivons plus précisément au point 3 (voir infra) : si d’un côté il y a la reconnaissance d’un discours néo-fasciste, chargé d’une rage meurtrière, de l’autre l’argumentation du terroriste se déploie d’une manière tout à fait rationnelle, relevant d’une méthodologie limpide. Oscillant entre la logique du raisonnement et l’horreur de ce que cette logique peut engendrer en tant qu’acte réel, le spectacle de Rau pousse son public simultanément à une identification et à une prise de distance. Placé dans le dispositif scénique de Milo Rau, le discours de Breivik inquiète profondément : il nous semble à la fois pleinement rationnel et parfaitement obscur. Dans une interview avec la chaîne ARTE en 2013, le metteur en scène développe cet aspect :

J’aime le caractère hermétique de ce qui se passe [sur scène]. [C’est comme le vécu] d’un événement traumatique. Celui qui se souvient ne peut pas intervenir dans le déroulement. Il se souvient d’une scène complète, sans pause [et] qui n’est pas modifiable. [C’est cela] que j’essaie de reproduire [au théâtre] : ce regard traumatique avec des scènes dans lesquelles ni le public, ni le metteur en scène, ni les comédiens – paradoxalement – [ne peuvent] intervenir36.

3) S’inspirant de la définition que l’anthropologue britannique Victor Turner donne à la notion de « liminalité » comme une traversée d’un seuil ou d’une frontière, comme le lieu et le moment du « pivotement » au sein des rites de passages37, la spécialiste en sémiotique théâtrale Erika Fischer-Lichte adopte ce terme pour décrire un état de glissement qui caractérise fréquemment l’expérience du spectateur de théâtre. Suivant l’étymologie du terme latin limen comme « ligne de démarcation », Fischer-Lichte décrit l’état « liminal » du public comme « un état d’entre-deux, […] un seuil qui informe et marque le passage d’un ordre de perception à un autre38. »

Chaque moment de passage produit alors une expérience de rupture, l’ordre de perception est bouleversé. Oscillant entre le réel documenté (le discours de Breivik) et la réalité de la situation théâtrale (la présence de Sascha Soydan), il se produit ce que Fischer-Lichte appelle une « multistabilité perceptive ». Elle explique : « Plus le glissement se produit souvent, et plus souvent le sujet percepteur devient un voyageur errant entre deux mondes39. » Un état d’instabilité le gagne.

Ce qui retient l’attention dans Breivik’s Statement est la mise en contraste des deux ordres de perception. Chez Milo Rau, au lieu d’entretenir une relation harmonieuse, le réel documenté et la réalité de la situation théâtrale s’entrechoquent, se cognent, se démentent. Si d’un côté nous entendons la défense juridique d’un homme enclin à une idéologie fasciste qui soutient la supériorité de la race aryenne, de l’autre nous voyons une jeune femme attrayante, issue de l’immigration proche-orientale, maître d’une parfaite diction. Car dans le spectacle de Rau, l’actrice ne cherche aucunement à jouer Breivik, donc à dissimuler son corps phénoménal derrière un corps sémiotique, comme on l’attendrait d’un procédé traditionnel de l’interprétation dramatique.

L’attention du spectateur est dès lors conduite dans un perpétuel glissement, sa perception est profondément perturbée : tantôt dirigée vers le corps phénoménal de l’actrice, tantôt à l’écoute des paroles de Breivik. La divergence entre la perception du corps de l’actrice et la figure qu’elle représente crée un malaise, met celui qui regarde dans une situation perceptive paradoxale. Autrement dit, le spectateur de Breivik’s Statement vit dans un état de crise permanente.

Et c’est à travers une réflexion autour de cet « état de crise » que nous souhaitons conclure le présent article.

Ce que Milo Rau met en crise à travers Breivik’s Statement n’est pas le réel en soi mais une certaine narration de celui-ci. Si d’un côté son spectacle ne déconstruit aucunement les propos du terroriste (il les présente même dans leur intégralité), de l’autre le dispositif met en crise certaines conceptualisations officielles, notamment celle du terrorisme comme position idéologique exclusivement irrationnelle.

Si le spectateur est confronté au réel documenté, reconnaissable comme tel, ce dernier se présente dans un costume bien étrange. Face à Breivik’s Statement c’est bel et bien notre récit du réel qui s’effrite, qui se désintègre. Rau précise dans ce sens : « Ma première intention n’était pas de créer une ressemblance avec la personne mais de me concentrer sur son discours, pour ne pas laisser de place au “mythe Breivik40”. » Ce qu’il entend ici par « mythe » est le récit officiel, tissé par le monde politique à partir des événements qui se sont produits sur l’île d’Utøya en 2011. Quitter la légende équivaut à la décomposition de l’imbroglio complexe entre actes réels, dires, mises en spectacle de la personne par elle-même ainsi que par les médias. Quitter la légende correspond ainsi exactement à ce que le sociologue Wolf Lepenies appelle une véritable « étude de l’adversaire », mentionnée plus haut. Sans cautionner son soubassement idéologique, le spectateur de Breivik’s Statement est amené à se confronter et à s’interroger d’une manière appliquée et autocritique sur la validité de certains aspects de l’accusation qu’Anders Breivik porte sur l’évolution de l’Europe. Relisant les théories des chercheurs de L’Âge de la régression ou les écrits de David Engels, nous constatons l’inquiétante proximité de ceux-ci avec la frustration qui s’exprime chez le terroriste.

Comme Rau le remarque, le rapport mimétique au réel par la création d’une ressemblance visuelle reviendrait, au moins partiellement, à l’adhésion au mythe. Il explicite dans ce sens : « Travailler de façon réaliste veut dire simplement et concrètement faire sortir le réel de l’ombre des documents [officiels], de la soi-disant « actualité », pour le tirer sous la lumière de la vérité et de la présence41. » Car, contrairement aux médias, le metteur en scène n’identifie pas le véritable enjeu des événements, leur brutalité, dans la personne d’Anders Breivik. Ce qui se tient au centre de la scène, c’est bien son statement, son discours.

Au lieu de « faire spectacle », le geste artistique réside chez Rau dans le décrassage du costume dans lequel se présente habituellement le réel, dans la décomposition des narrations qui l’étreignent. Si son théâtre est hautement réaliste, c’est dans le sens d’un dépouillement. Il précise : « [Breivik’s Statement] n’est pas un texte, pas une mise en scène, ce n’est pas de l’art. Je travaille à la suppression de la mise en spectacle de Breivik [par lui-même et par les médias42. » Il s’opère alors un déplacement des propos individuels vers un espace partagé : le théâtre de Rau aborde la subjectivité de Breivik à l’endroit où elle s’inscrit dans un contexte historique, dans un récit collectif. En référence à Hegel, Rau souligne qu’il « n’existe pas de particulier absolu43. »

Si nous constatons fréquemment que ce qui se raconte et se joue sur la scène politique européenne se caractérise par beaucoup de rhétorique, de féerie, de divertissement et d’illusion, que l’ère de la « post-vérité » semble envahir une grande partie du discours officiel sur le réel, est-ce que cela équivaut à dire que derrière le grand spectacle généralisé il n’y a plus aucune factualité qui pourrait être saisie ?

Les défenseurs du Nouveau réalisme, dont Milo Rau, répondent bien évidemment par la négative. Bernd Stegemann remarque : « Les temps cotonneux pendant lesquels on était considéré comme un grand philosophe quand on affirmait « la Guerre du Golfe n’a pas lieu » se dévoilent petit à petit pour révéler ce qu’ils ont toujours été : le côté bavard de l’idéologie néolibérale44. »

Être réaliste équivaut donc plutôt à quitter la légende politique officielle, à défaire l’Europe de certains de ses costumes pour aller voir les coulisses du vieux continent. Comme le résume Milo Rau : « je pense que le Nouveau réalisme est une tentative pour dépasser ce clivage entre ce qui se passe réellement et la façon dont nous en parlons45. »


1. Anders Breivik. « The Knights Templar Europe Archive ». https://sites.google.com/site/knightstemplareurope/2083. Consulté le 11 septembre 2018.

2. Bernd Stegemann. Lob des Realismus (Berlin : Verlag Theater der Zeit, 2015).

3. Magdalena Marszalek, Dieter Mersch (dir.). Seien wir realistisch, Neue Realismen und Dokumentarismen in Philosophie und Kunst (Zurich : Diaphanes, 2016).

4. Jacques Rancière. Les Bords de la fiction (Paris : Seuil, 2017).

5. Wolfgang Engler dans Bernd Stegemann, Nicole Gronemeyer (dir.). Lob des Realismus. Die Debatte. Dir.. (Berlin : Verlag Theater der Zeit, 2017), p. 16.

6. « Ceci et seulement ceci est du réalisme pour moi : la création d’un procédé simple qu’on transpose dans la réalité et qui devient une situation dans laquelle il devient impossible de se positionner » (Milo Rau dans Lob des Realismus. Die Debatte, op. cit., p. 69).

7. M. Rau dans Lob des Realismus. Die Debatte, op. cit., p. 69.

8. Rolf Bossart. « Die Enthüllung des Realen : Milo Rau und das International Institute of Political Murder ». Theater der Zeit (novembre 2013), p. 12.

9. Milo Rau met en scène les spectateurs qui ont réellement assisté à l’exécution mais qui n’apparaissent dans aucune des transmissions télévisuelles de l’époque.

10. M. Rau dans Lob des Realismus. Die Debatte, op. cit., p. 77.

11. David Engels. Le Déclin, la crise de l’Union Européenne et la chute de la République Romaine. Analogies historiques (Paris : Le Toucan, 2012).

12. Heinrich Geiselberger (dir.), L’Âge de la régression, Pourquoi nous vivons un tournant historique, trad. Frédéric Joly et Jean-Marie Saint-Lu (Paris: Premier Parallèle, 2017).

13. Claus Offe, Europa in der Falle (Berlin : Suhrkamp, 2016).

14. Claus Leggewie, Anti-Europäer, Breivik, Dugin, al-Suri & Co (Berlin : Suhrkamp, 2016).

15. Ibidem, p. 7.

16. Ibidem, p. 7.

17. Juliane Rebentisch et Milo Rau, « Über die Grenzen des Ästhetischen », entretien avec Bernard Senn, Sternstunde Philosophie, SRF Kultur, 6 avril 2014, à 53’26’’. https://www.youtube.com/watch?v=pm1eYaP7JIM.

18. Wolf Lepenies, « Friedenpreis des Deutschen Buchhandels », 2006. https://www.friedenspreis-des-deutschen-buchhandels.de/sixcms/media.php/1290/2006%20Friedenspreis%20Reden.pdf

19. D. Engels et M. Rau, « Si on court contre le mur, c’est quand même mieux d’avoir une belle idée dans la tête », Kunstenfestivaldesarts, Bruxelles, printemps 2015, p. 89-97.

20. D. Engels, « L’Europe en 2050 ou la République restituée », communication pour le colloque Quelle Europe pour 2050 ?, Académie royale de Belgique, 10 octobre 2015. https://www.youtube.com/watch?v=qNqrrIGF6To&lc=UgjrZgiu49dBvngCoAEC

21. Nancy Fraser, « Néolibéralisme progressiste contre populisme réactionnaire : un choix qui n’en est pas un », dans H. Geiselberger (dir.), L’Âge de la régression, op. cit., p. 56.

22. Ibidem, p. 56.

23. Fraser entend par « néolibéralisme progressiste » une combinaison paradoxale des partisans du libre-échange, décidés à libéraliser et globaliser l’économie capitaliste, et des mouvements sociaux progressistes, nés au tournant des années 1960 et dont l’objectif initial était de défendre les intérêts des populations exclues, de reverser les hiérarchies fondées sur le discours racial, l’ethnicité et l’appartenance sexuelle. Fraser résume : « La collision de ces deux fronts de lutte entraîna l’apparition d’une nouvelle constellation : les partisans de l’émancipation pactisèrent avec les partisans de la financiarisation, faisant dès lors équipe. Le très funeste fruit de leur union, ce fut le néolibéralisme progressiste. [Celui-ci] mêle des idéaux d’émancipation tronqués et des formes de financiarisation létales. » La figure de proue de cette combinaison, selon Fraser, est Hillary Clinton. (Ibidem, p. 61.)

24. Ibidem, p. 61.

25. Ibidem, p. 61.

26. Ibidem, p. 66.

27. Colin Crouch, Post-Democracy (Cambridge : Polity, 2004).

28. Renaud Camus, Le Grand Remplacement (Neuilly-sur-Seine : David Reinharc, 2011).

29. Wolfgang Streeck, « Le retour des évincés : le début de la fin du capitalisme néolibéral », dans H. Geiselberger (dir.), L’Âge de la régression, op. cit., p. 257.

30. Voir à ce sujet la vidéo publicitaire du mouvement de jeunesse Génération identitaire, intitulé « Déclaration de guerre ». https://www.youtube.com/watch?v=5Vnss7y9TNA

31. A. Breivik, « The Knights Templar Europe Archive », https://sites.google.com/site/knightstemplareurope/2083.

32. Ni la lettre, ni le manifeste 2083 ne sont cités dans le discours que Breivik tient devant le tribunal en 2012. Ce dernier constitue l’unique source du spectacle de Rau.

33. J. Rebentisch et M. Rau, « Über die Grenzen des Ästhetischen », loc. cit.

34. Technique de mise en scène qui consiste à inverser le genre, à travers la distribution.

35. Sigmund Freud, L’Inquiétante Étrangeté, traduction de Fernand Cambon (Paris : Gallimard, 1985).

36. Milo Rau dans « Milo Rau cherche la banalité maximale », entretien de la chaîne ARTE, 2013. Indisponible actuellement.

37. Victor Turner, The Ritual Process: Structure and Anti-Structure (Chicago: Aldine Pub. Co., 1969).

38. Erika Fischer-Lichte, « Réalité et fiction dans le théâtre contemporain », dans Registres, revue d’études théâtrales, n° 11/12 (Paris: Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2007), p. 7-22.

39. Ibidem.

40. J. Rebentisch et M. Rau, « Über die Grenzen des Ästhetischen », loc. cit.

41. M. Rau, « Buchenwald, Bukava, Bochum, Was ist globaler Realismus? », op. cit., p. 68.

42. J. Rebentisch et M. Rau, « Über die Grenzen des Ästhetischen », loc. cit.

43. M. Rau et R. Bossart, Wiederholung und Ekstase (Zurich-Berlin: Diaphanes, 2017), p. 149.

44. B. Stegemann, Lob des Realismus, p. 7.

45. M. Rau, « Buchenwald, Bukava, Bochum, Was ist globaler Realismus? », op. cit., p. 71.

Bibliography

Bossart, Rolf, « Die Enthüllung des Realen : Milo Rau und das International Institute of Political Murder », Theater der Zeit, Berlin, novembre 2013.

Breivik, Anders, « The Knights Templar Europe Archive ». https://sites.google.com/site/knightstemplareurope/2083.

Camus, Renaud, Le Grand Remplacement. Neuilly-sur-Seine : David Reinharc, 2011.

Crouch, Colin, Post-Democracy. Cambridge : Polity, 2004.

Engels, David, Le Déclin, la crise de l’Union Européenne et la chute de la République Romaine. Analogies historiques. Paris : Le Toucan, 2012.

Engels, David et Rau, Milo, « Si on court contre le mur, c’est quand même mieux d’avoir une belle idée dans la tête ». Bruxelles : Kunstenfestivaldesarts, printemps 2015, p. 89–97.

Engels, David, « L’Europe en 2050 ou la République restituée ». Communication pour le colloque Quelle Europe pour 2050 ? Bruxelles : Académie royale de Belgique, 10 octobre 2015. https://www.youtube.com/watch?v=qNqrrIGF6To&lc=UgjrZgiu49dBvngCoAEC

Fischer-Lichte, Erika, « Réalité et fiction dans le théâtre contemporain », dans Registres, revue d’études théâtrales, n° 11/12, p. 7–22. Paris : Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2007.

Freud, Sigmund, L’Inquiétante Étrangeté, traduction de Fernand Cambon. Paris : Gallimard, 1985.

Geiselberger, Heinrich (dir.), L’âge de la régression, pourquoi nous vivons un tournant historique, traduction de Frédéric Joly et Jean-Marie Saint-Lu. Paris : Premier parallèle, 2017.

Génération identitaire, « Déclaration de guerre ». https://www.youtube.com/watch?v=5Vnss7y9TNA

Leggewie, Claus, Anti-Europäer, Breivik, Dugin, al-Suri & Co. Berlin: Suhrkamp, 2016.

Lepenies, Wolf, discours pour le « Friedenspreis des Deutschen Buchhandels », 2006. https://www.friedenspreis-des-deutschen-buchhandels.de/sixcms/media.php/1290/2006%20Friedenspreis%20Reden.pdf

Marszalek, Magdalena et Mersch, Dieter (dir.), Seien wir realistisch, Neue Realismen und Dokumentarismen in Philosophie und Kunst. Zurich : Diaphanes, 2016.

Offe, Claus, Europa in der Falle. Berlin: Suhrkamp, 2016.

Rancière, Jacques, Les Bords de la fiction. Paris : Seuil, 2017.

Rau, Milo et Rebentisch, Juliane, « Über die Grenzen des Ästhetischen », entretien avec Bernard Senn. Sternstunde Philosophie, SRF Kultur, 6 avril 2014. https://www.youtube.com/watch?v=pm1eYaP7JIM.

Rau, Milo et Bossart, Rolf, Wiederholung und Ekstase. Zurich-Berlin: Diaphanes, 2017.

Stegemann, Bernd, Lob des Realismus. Berlin : Verlag Theater der Zeit, 2015.

Stegemann, Bernd et Gronemeyer, Nicole (dir.), Lob des Realismus, Die Debatte. Berlin: Verlag Theater der Zeit, 2017.

Turner, Victor, The Ritual Process: Structure and Anti-Structure. Chicago: Aldine Pub. Co., 1969.

Author

Kathrin-Julie Zenker est metteur en scène et docteur en arts du spectacle. Elle a étudié à l’Institut supérieur des arts de la scène (INSAS, Bruxelles) ainsi qu’à l’école de théâtre Ernst Busch (Berlin), où elle a collaboré avec l’écrivain Jean-Marie Piemme et le metteur en scène Manfred Karge. Sa recherche porte principalement sur la question du jeu d’acteur au sein de dispositifs scéniques documentaires. Elle enseigne depuis plusieurs années à l’université de Nice Sophia Antipolis (CTEL) où elle codirige une filière de recherche autour du sujet «Arts et actualité» et du Nouveau Réalisme en collaboration avec Stefan Kaegi (Rimini Protokoll).

Email : kathrinjuliezenker@gmail.com

Kathrin-Julie Zenker holds PhD in performing arts and is a German theatre director. She studied at the Institut supérieur des arts de la scène (INSAS) in Brussels and the Ernst Busch National German theatre school in Berlin, where she worked respectively with the writer Jean-Marie Piemme and the director Manfred Karge. Her research deals with the place of the actor in contemporary documentary art. She has been teaching at the University of Nice Sophia Antipolis (CTEL) a research program on the subject of ‘Arts and current affairs’ and New Realism in collaboration with Stefan Kaegi (Rimini Protokoll).

Email : kathrinjuliezenker@gmail.com