Talon-Hugon, Carole, Le Conflit des héritages. Avignon 2005

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Carole Talon-Hugon, Le Conflit des héritages.

Christine Zurbach, Université d’Évora

 

Full text

 

Carole Talon-Hugon, Le Conflit des héritages. Avignon 2005, (Actes Sud-Papiers, Collection APPRENDRE, 2017 [2005], 96 pages) ISBN 978-2-330-0769-8

 

Enrichi par un Avant-propos intitulé La bataille des Damnés n’a pas eu lieu, ce bref ouvrage d’environ 90 pages revient, en 2017, sur le travail de réflexion qui avait donné lieu à sa première publication en 2005, à la suite de la polémique soulevée par ce que l’on a pu nommer le Cas Avignon 20051. L’essai de Carole Talon-Hugon renvoie à un contexte plus vaste, celui des débats esthétiques autour de l’art en général, au moment de cette réédition qui a suivi l’édition du Festival de 2016. Il est, pourtant, dédié à la problématique de la création théâtrale et à ses enjeux et il part d’une constatation et d’une question : « Autant la réception du festival 2005 était polémique, autant celle du festival 2016 est consensuelle. Qu’est-ce que cela signifie du point de vue des deux héritages théoriques qui s’affrontaient en 2005 ? ».

Professeure au département de philosophie de l’université de Nice, Carole Talon-Hugon est directrice de publication de la Nouvelle revue d’esthétique et a signé de nombreuses publications dont Une histoire personnelle et philosophique des arts2. Intervenant en tant que spécialiste de l’esthétique des arts, plutôt que de prendre parti ou de contribuer à résoudre une crise du théâtre mise en évidence par le médiatisme de son contexte festivalier, Carole Talon-Hugon proposait d’emblée au lecteur, dès l’introduction à la première édition intitulée « L’affaire d’Avignon », de dépasser une vision superficielle du théâtre contemporain, qui serait divisé entre détracteurs ou défenseurs des classiques ou des modernes, ou encore du théâtre de boulevard ou d’avant-garde, de la tradition et de l’innovation post-moderniste. Elle reconnaissait cependant qu’il y avait bien eu un affrontement entre un théâtre de textes et un théâtre d’images, comme l’affirmait également Olivier Py, directeur du Festival, mais que ce conflit était le reflet d’un affrontement entre deux conceptions antagoniques de l’art qu’elle définissait – d’un côté, comme une esthétique du spectateur3 et, de l’autre, comme une métaphysique d’artiste4. Tout en rappelant le caractère à la fois banal ou déjà-vu de ce type d’affrontement cyclique dans l’histoire des arts, mais qui avait atteint une dimension de véritable scandale en 2005, l’auteure retenait la dimension inédite de cette réaction visant « une ligne artistique à laquelle se rattachaient un certain nombre d’œuvres »5.

Pour en débattre, Carole Talon-Hugon proposait ainsi à son lecteur une réflexion fondée sur un retour à la genèse historique de ces deux conceptions. À partir de celles-ci, l’auteure organise sa réflexion en structurant le livre, qu’elle divise en deux grandes parties intitulées, respectivement : « Une esthétique de la réception » et « Une métaphysique d’artiste », à rattacher au romantisme allemand. En faisant appel aux textes et aux auteurs fondamentaux qui le balisent, elle présente le parcours théorique de « cette pratique singulière que nous nommons art, (…) qui s’est constituée au cours du XVIIIe siècle en Europe »6, à partir de la formule horatienne de l’utile dulci, et du débat entre délectation et édification comme effets de l’art. Pour l’auteure, le conflit dont le Festival de 2005 a été le principal protagoniste est lié à un cas particulier des arts, celui du théâtre, dont la dimension performative, propre de cet art et directement visible dans le spectacle, a divisé le public, notamment dans des oeuvres faisant disparaître le caractère fictif des objets (avec Jan Fabre, entre excréments ou sang véritable, entre autres) ou bien exposant crûment diverses manifestations de l’abject ou de la violence brute, sans distanciation (avec Romeo Castellucci, notamment), œuvres soumises au regard de spectateurs pris dans la représentation de référents actuels de violences dans notre monde contemporain. Le plaisir du spectateur, mis au rebut, devait être remplacé par celui que procure « la noble difficulté d’un art austère »7 ou par des émotions négatives qui devaient, paradoxalement, transformer la peine causée par le représenté en plaisir devant la représentation. Non moins important, le jugement de goût d’origine kantienne est également traité car la question de la valeur des œuvres avait été largement évoquée par leurs détracteurs, oubliant comme le rappelle l’auteure, que celle-ci a perdu beaucoup de sa pertinence dans l’art contemporain.

Á Avignon, les héritiers tardifs de cette esthétique de la réception ont ainsi été confrontés non pas à des objets artistiques, mais à des pratiques – ou des poiëtiques – de création spécifiques, qui recentraient le débat sur le sujet créateur, sur une métaphysique d’artiste. Le deuxième chapitre du livre analyse, ainsi, les données historiques, de la Renaissance à nos jours, de cette dimension de l’œuvre d’art, comme expression du moi, du génie promu dès la fin du XVIIIe, de l’artiste libéré des règles, innovant par la transgression non seulement dans le domaine de l’art, mais aussi dans d’autres champs de la vie culturelle et sociale. Le terme générique « poète de la scène » est employé pour rendre compte d’une typologie nouvelle du spectacle de théâtre, conçu hors des frontières du genre. Carole Talon-Hugon parle de sacralisation de l’artiste et de ses oeuvres8 et d’un changement radical du rôle de la critique dans ce nouveau contexte : tout jugement négatif ne serait plus que le signe d’une incompétence, le jugement de goût n’ayant plus lieu d’être, ni même l’idée contemporaine d’ «évaluation » des œuvres citée ici. « La signification remplace la valeur »9. Elle ne doit pas être confondue avec celle de message, mais néanmoins, pour ces créateurs, « l’art [serait] destiné à produire de la pensée », comme une mission allant de soi.

Cette perception à la fois critique et historique de la polémique donne à ces propos une valeur profondément pédagogique. Si l’auteure affirme renoncer à participer de façon partisane à la querelle, son livre montre qu’elle n’a pas abdiqué cependant d’une intervention pondérée, légitimée par son profil académique. Le rappel des données historiques qui sont exposées dans cet essai permet ainsi de relativiser la virulence de la discussion plus médiatique que théorique qui avait mobilisé l’opinion et la presse, en revenant aux termes implicites du différend10 dont il s’agit ici11 entre deux positions dont la coexistence est nécessairement polémique, et de conclure, en affirmant : « Ce qui s’est théâtralement joué à Avignon, c’est bien un conflit d’héritages atteignant un point d’incandescence »12.

La réédition de cette étude n’est pas un geste vain. Augmentée par un avant-propos13 qui la restitue dans un nouveau contexte, celui du consensus de la critique et du public autour du Festival de 2016, cette publication n’a rien perdu de sa pertinence. S’il est vrai qu’en 2017, l’auteure constatait que l’ensemble des spectacles du Festival révélait moins de provocation et plus de conscience sociale de la part des artistes, le thème de ce livre, bref et dense, n’en est pas moins indissociable des questionnements suscités par l’art contemporain, notamment quant à la dimension politique de la mission du théâtre. Et cette interrogation, comme le rappelle Carole Talon-Hugon porte moins sur les intentions que sur les moyens mis en œuvre : « Comment le théâtre peut-il réussir la mission politique qu’il s’assigne ? ». Le lecteur n’est donc pas surpris de l’actualité des questions posées par Rousseau qui concluent l’Avant-propos de cet ouvrage indispensable pour toute critique du théâtre aujourd’hui.


1. Banu, Georges et Tackels, Bruno (dir.), Le Cas Avignon 2005. Regards critiques, (Saussan : L’Entretemps, 2005).

2. Talon-Hugon, Carole, Une histoire personnelle et philosophique des arts (tomes I, II et III), (Paris : Presses Universitaires de France, 2016)

3. Talon-Hugon, Carole, Le Conflit des héritages : Avignon 2005, 10

4. Ibid., 12

5.Ibid., 23

6. Ibid., 31

7. Ibid., 50

8. Ibid., 75

9. Ibid., 84

10. Jean-François Lyotard, Le Différend, Paris : Minuit, 1983.

11. Talon-Hugon, Carole, Le conflit des héritages : Avignon 2005, 28

12. Ibid., 90

13. Ibid., 20-5

Work cited

Banu, Georges et Tackels, Bruno (dir.), Le Cas Avignon 2005. Regards critiques, (Saussan : L’Entretemps, 2005)

Talon-Hugon, Carole, Une histoire personnelle et philosophique des arts (tomes I, II et III), (Paris : Presses Universitaires de France, 2016)

Jean-François Lyotard, Le Différend, (Paris : Minuit, 1983)